de Forward Motion, le mouvement par anticipation, de Bach au be-bop, approche corrective du phrasé jazz, par Hal Galper, traduit de l'anglais américain par Marie-France Arnou.
---
Anecdote d'Hal Galper, traduite de l'anglais américain par Marie-France Arnou
Mon histoire avec Philly Joe
On était en ’63 et j’étais de retour à Bean Town (Boston). Je pansais mes plaies après avoir échoué dans ma première tentative d’affronter New York tout seul.
J’ai été contacté par un ami contrebassiste, Charlie LaChapelle, qui, à l’époque, habitait à Providence dans l’État de Rhode Island. Chet Baker y jouait et j’ai appris par Charlie qu’il allait se produire au Jazz Workshop à Boston la semaine suivante et qu’il cherchait un pianiste pour son quintette. J’ai rassemblé tous les disques de Chet que je pouvais trouver et j’ai appris ses plus grands succès par cœur. Le mardi suivant, j’étais à la porte du Workshop et je me suis présenté. Quand il m’a demandé de me joindre au groupe, je connaissais tous les morceaux qu’il a voulu jouer et il m’a proposé la place. J’ai commencé à jouer avec le Chet Baker Quintet avec Jymie Merritt à la contrebasse et Charlie Rice à la batterie ce soir-là et j’ai fini la semaine au Workshop. En fait, c’était le début d’une longue série de « premières expériences » qui, heureusement, n’est pas encore terminée.
C’était la première fois que je faisais une tournée avec un groupe qui portait un nom. Chet venait de rentrer aux États-Unis. Il avait passé quelques années en Europe, pendant lesquelles le groove be-bop décontracté, qui était en vogue avant son départ des États-Unis, s’était métamorphosé en un groove plus tendu. Après mon premier enregistrement, modestement intitulé The Most Important Jazz Album of 19-bla-bla-bla, le contrat de Jymie et Charlie pour cette tournée a pris fin et j’ai essayé de persuader Chet de me laisser choisir ma propre section rythmique. J’ai obtenu que Steve Ellington fasse partie du groupe avec Mike Fleming à la contrebasse.
C’était aussi la première fois que j’ai pu jouer avec Philly Joe.
On était en tournée sur la côte ouest et on jouait au Shelly’s Manne-Hole à LA. Je savais que Chet et Philly avaient « des intérêts communs » et que s’ils se trouvaient dans les mêmes environs, ils se rencontreraient forcément, et il est arrivé un soir pour le dernier set.
Pour ceux de ma génération, la série d’enregistrements de Miles pour Prestige était un régal dont on ne pouvait pas se passer. J’en ai usé deux coffrets. Ils étaient impressionnants et le sont encore. C’étaient mes Dieux personnels ! J’étais surexcité ! Je m’étais toujours demandé comment ce serait de jouer avec lui. Je me disais : « Il va installer ce groove énergique, me malmener, et je pourrai essayer mes trucs à la Red Garland et je vais jouer comme un dingue. »
Pas vraiment.
Il était là, assis sur scène à moins de deux mètres de moi. Philly Joe, comme je l’avais imaginé, en train de swinguer comme un fou, mais il ne me donnait rien. Rien ! Pas d’Énergie. Pas de « un ». Aucun groove qui reprenne mes accompagnements, pas un sourire, pas un regard pour moi. Rien. Comment il pouvait faire ça ?
Plus tard ce soir-là, j’ai compris deux-trois trucs. Joe savait que je comptais sur lui et il n’a pas voulu me laisser faire. Il savait exactement ce que je faisais, que je profitais de son groove sans ajouter le mien à la sauce. La leçon à en tirer ? Tu dois savoir faire seul (swinguer) tout ce que tu sais faire en groupe.
C’est aussi là que j’ai compris qu’on pouvait diriger son énergie. L’énergie va là où on l’envoie par la pensée. Si vous n’imaginez pas qu’elle va quelque part, elle reste sur scène, elle vous excite et nuit au jeu des autres musiciens. Philly propulsait son énergie de la scène dans le public, là où était sa place.
En ramassant après le concert, Steve a trouvé un mot dans un orifice de sa caisse claire. « Désolé Steve, c’est le jeu. » C’était signé Philly Joe Jones.
Passons en accéléré dix ans plus tard, en 1973. Je jouais à Just Jazz à Philadelphie avec le groupe de Cannonball quand Philly est arrivé pour le dernier set. À ce stade, j’avais appris à transformer la nervosité en pression, alors je n’étais pas en train d’essayer de me rattraper et je ne pensais plus grand-chose de notre précédente rencontre, quand Cannon s’est mis à compter pour commencer Blue ’n’ Boogie à un tempo super rapide et j’ai raté le début. Je jouais au radar. J’avais déjà expérimenté en me perdant volontairement (quand j’ai parlé de mon expérience à Nat, il a dit : « eh bien, fais pas ça dans ce groupe ») pour avoir une idée de ce que ça peut faire de se libérer de toutes contraintes, alors j’ai « flotté » tout le long du morceau et je me suis souvent arrêté de jouer. Après le set, Philly ne m’a pas accordé un regard. Il n’a pas dit un mot mais je me doutais bien de ce qu’il pensait : « Ce pauvre c**, il a appris que dalle en dix ans ! » Ce que je pensais, moi, c’est que le rattrapage que j’avais attendu si longtemps devrait encore se faire attendre, s’il devait arriver un jour.
J’étais morose, les yeux grand ouverts, assis côté couloir dans l’avion bien trop matinal qui nous emmenait quelque part, quand Nat s’est levé de son siège après le décollage, est revenu vers moi, s’est agenouillé dans le couloir et a chuchoté : « Hal, t’auras toujours un autre set » et il est retourné s’asseoir, a éclusé deux doubles je-sais-pas-quoi et s’est endormi. Moi aussi je suis de ceux qui se donnent à 110 % alors j’ai immédiatement pris son rappel à cœur et j’ai fait comme lui.
Le destin a voulu que le groupe joue encore à Just Jazz un an plus tard, en 1974, quand Philly est entré et qu’on lui a encore demandé de jouer dans le dernier set.
Parfois, je commençais le set en solo ou avec la section rythmique. Parfois, Nat et Cannon montaient sur scène et alors je savais que tout le groupe allait commencer ensemble. Mais cette fois-ci, à ma grande surprise, ils ont joué la phrase mélodique du début de No Greater Love, on a tous fait le break qu’il fallait et ils ont quitté la scène. Finalement, c’était un morceau en trio. J’avais déjà placé mon point d’attention une croche derrière tout le monde alors j’ai profité du court break pour me lancer avant que Philly commence et je suis resté devant lui pendant tout mon solo. Il n’a pas arrêté de me sourire et m’a montré son respect en faisant honneur à mon phrasé. On a joué l’intégralité de No Greater ensemble, les breaks, les hits, les échanges, les figures d’ensemble et une longue série de tags où on s’est fait plaisir.
J’ai enfin pu jouer mes trucs à la Red Garland avec Philly Joe.
Je suis sûr que Nat et Cannon se souvenaient de ma rencontre précédente avec Philly et qu’ils ont fait exprès de le faire venir pour moi. Ils étaient comme ça. Les Maîtres n’étaient pas comme vous et moi.
Ce qui est incroyable, c’est que mon rattrapage a été enregistré. Cliquez ici pour l’écouter. Attention, ça dure 12 minutes ! Je veux tout pour moi ! Le son est affreux parce qu’il a été enregistré près du Rhodes. Je dois dire pour ma défense que j’avais abandonné depuis longtemps mes trucs à la Red Garland pour les remplacer par des pentatoniques (ou du moins c’est ce que je croyais) mais là, je mets le plus d’appoggiatures chromatiques possible par mesure. Le fait de jouer avec Philly les a réactivées.
Ce qui nous amène à la petite histoire derrière cet article.
On devait être au milieu des années ’70 quand mon quintette a débuté au Sweet Basil. J’avais obtenu 2500 $ du NEA et proposé à Blaze et Dwayne de payer le groupe pour quatre concerts en journée le dimanche s’ils payaient la publicité. Dès la quatrième semaine, il y avait des files d’attente dehors et il n’y avait plus de place à l’intérieur. Pour nous, c’est devenu une salle à remplir régulièrement quand il y avait un créneau libre au Basil. Un soir, un jeune de Philadelphie se pointe au club et me tend une boîte de cassettes qu’il avait enregistrées, du groupe de Cannon, trois sets par soir pendant cinq soirs à Just Jazz, une semaine en 1973 et une deuxième semaine un an plus tard en 1974 ! De l’or pur ! L’enregistrement de No Greater était dessus.
Faisons un autre saut dans le temps. Me voici avec le groupe de Phil au début des années ’80, et il se trouve que je lui parle de ces cassettes. Phil adorait la musique de Cannon et même si j’hésitais un peu à m’en séparer, je n’aurais jamais rien refusé au Boss, alors je les lui ai passées avec plaisir. S’il y avait quelqu’un à qui je faisais confiance, c’était bien Phil. Puis les cassettes ont brûlé, avec sa maison. Dommage.
Mais bon, je ne me souciais pas trop des cassettes, leur perte n’était pas ce qui me préoccupait le plus mais, de façon très jungienne, le même type se pointe encore alors que le groupe de Phil joue au Basil, avec un jeu complet de cinq ou six CD numérotés, sur lesquels il avait fait une copie des originaux. Les enregistrements de la semaine en 1973 ont été diffusés sur YT mais je détiens la seule copie qui existe des enregistrements de la semaine en ’74, dont celui de mon rattrapage avec No Greater. Je crois qu’il y a une certaine confusion dans les dates parce que Blue ’n’ Boogie aurait dû faire partie des enregistrements de la semaine en ’73 et je ne l’ai pas trouvé dans ceux que j’ai.
Je n’ai jamais revu Philly mais j’ai vraiment joué avec lui, et je peux le prouver.
Cela me fait penser au fil qui fait le lien entre la plupart de mes écrits : chacun des Maîtres avec lesquels j’ai fait mon apprentissage avait de la « grandeur ».
Comment pouvaient-ils être convaincants autrement ? Ce n’étaient pas mes amis, mais ils étaient là pour moi. Leur distance jouait un rôle important. Quand j’y repense, je crois n’avoir jamais engagé une conversation avec un maître. Évoluant à un niveau bien supérieur au mien, ils ont daigné s’abaisser en réponse à ma faim de jeune loup avec une bonne grâce et une générosité sans limites.
J’espère être comme eux quand je serai grand.